La borne de Jacobi I
Une lente réinvention de résultats oubliés

F. Ollivier (CNRS)
LIX UMR CNRS 7161
École polytechnique, F-91128 Palaiseau CEDEX
Mél francois.ollivier@lix.polytechnique.fr.

Introduction

L’évolution du style et la barrière linguistique, nous privent d’une partie du patrimoine mathématique. C’est particulièrement le cas des publications en latin, à une époque où l’on estime souvent à tort que les humanités ne concernent pas les scientifiques ou que le règne de l’anglais et l’internet permettent un accès direct à toutes les connaissances utiles.

Ceci suppose que le contenu des ouvrages anciens serait transmis de manière essentiellement suffisante, et même techniquement meilleure, par la littérature contemporaine, les travaux d’origine étant devenus lettre morte, un matériau inerte pour une recherche strictement historique.

L’histoire de la borne de Jacobi est exemplaire, car elle montre que l’on peut oublier des résultats scientifiques, même ceux d’un des plus grands mathématiciens, soit que les manuscrits jaunissent doucement dans les archives, soit même que les textes, publiés, soient disponibles dans de nombreuses bibliothèques et même numérisés, mais qu’ils soient devenus d’un abord trop difficile pour qui en ignore le contenu, inconnu des index et des moteurs de recherche.

Mes travaux sur le sujet sont partis d’une référence en latin, dans le livre de Joseph Fels Ritt, Differential algebra [37]1. Ritt, contrairement à Jacobi, était issu d’un milieu modeste et avait dû travailler comme calculateur dans un observatoire pour financer ses études et aider sa famille. Il avait néanmoins pu acquérir une formation solide, qui ne se limitait pas aux sciences. Il était particulièrement polyglotte, ce qui lui a notamment permis de connaître les travaux allemands, essentiels au début du xxe siècle, mais aussi ceux des français comme Riquier ou Janet qui auront sur lui une influence décisive2, ou ceux des russes à une époque où ils étaient assez négligés. Ses connaissances incluaient aussi le latin, indispensable pour bien connaître les travaux de Jacobi, un mathématicien qu’il admirait particulièrement et le dernier a avoir écrit l’essentiel de son œuvre dans cette langue.

C’est donc grâce à Ritt que nous est parvenu un résultat essentiel, qui permet de majorer l’ordre d’un système différentiel ordinaire : la borne de Jacobi.

1  Physique et lagrangien

Beaucoup de lois physiques décrivent l’évolution temporelle d’un système, connaissant son état à un instant donné. Parmi les exemples élémentaires, citons l’équation décrivant la chute d’un corps

x″ = −g,

ou celle du mouvement d’un pendule

α″ =  −

g


sin(α).

Dans ces deux exemples, une solution unique est définie en imposant la position du système et sa vitesse à l’instant initial. E.g.,

x(t) = −gt2 + x′(0)t + x(0).

Pour le second exemple, il est déjà plus difficile d’expliciter la solution, car elle ne possède pas d’expression en formule close, c’est-à-dire susceptible d’être exprimée à partir des opérations élémentaires +, −, ×, ÷ et des fonctions élémentaires  : exponentielle, logarithme et les fonctions trigonométriques3. Cela n’empêche pas, connaissant α(0) et α′(0), de définir une solution unique, exprimable sous forme d’une série, ou susceptible d’être calculée numériquement. La solution générale de ces systèmes dépend donc de deux paramètres. On dit que ce sont des systèmes d’ordre 2.

Les équations de ce type peuvent être obtenues à partir du principe de moindre action de Maupertuis4, traduit mathématiquement par Lagrange sous la forme :

T


0

 L(tdt  est minimale.

Cette propriété abstraite fournit également un outil de calcul très efficace pour obtenir explicitement les équations du mouvement. En effet, il ne doit pas être possible de diminuer la valeur de l’intégrale, en faisant varier x d’une quantité «infiniment petite» δ x. On a donc :

T

 

0

 




∂ L


∂ x

δx′(t)   +

∂ L


∂ x

δx(t)




dt =0.

En intégrant par partie, on obtient :

T

 

0

 







∂ L


∂ x




 + 

∂ L


∂ x




δx(t) dt =0,

d’où




∂ L


∂ x




 = 

∂ L


∂ x

.  

L’intégration par parties suppose que δx(0) = δx(T) = 0. S’il est immédiat que l’on ne change pas le point de départ, une loi physique qui semble dépendre d’un point d’arrivée préfixé ne va pas sans débats, bien qu’il suffise en fait de supposer l’existence d’un point d’arrivée5.

L’objection ne s’applique d’ailleurs pas aux équations différentielles qui s’en déduisent et qui sont parfaitement causales : la trajectoire du système est parfaitement fixée, connaissant la position x(0) et la vitesse x′(0). Ceci reste vrai si x est un vecteur de n fonctions coordonnées, qui peuvent être des distances, des angles, des abscisses curvilignes… n’importe quelle collection de grandeurs permettant une description univoque de l’état du système. L’équation devient alors




∂ L


∂ xi




 = 




∂ L


∂ xi




ce qui est équivalent à




2 L


∂ xi′∂ xj





xj


+




2 L


xi′∂ xj





xj





L


∂ x1




On peut donc exprimer le vecteur x″ ssi le determinant de la matrice

A :=







2 L


∂ x1′∂ x1

2 L


∂ x1′∂ xn


 


2 L


∂ xn′∂ x1

  …  

2 L


∂ xn′∂ xn

 







est non nul. En mécanique classique, cela résultera typiquement du fait que les grandeurs telles que la masse ou le moment cinétique sont strictement positives, une autre conséquence du fait que la minimalité de l’action. On a n fonctions solutions qui dépendent de n positions initiales xi(0) et de n vitesses initiales xi′(0). Le système, qui dépend de 2n paramètres, est donc d’ordre 2n. En inversant A, on obtient un système de n équations explicites d’ordre 2, de la forme xi″= fi(x′,x). L’ordre d’un système d’équations explicite est la somme des ordres de chacune de ses équations.

2  Des systèmes isopérimétriques au cas général

Nous avons vu que pour passer des équations fournies par le principe de Maupertuis à un système explicite, il suffit d’inverser la matrice A, ce qui peut se faire en O(n3) opérations 6 par la méthode du pivot de Gauß. En revanche, déterminer un système explicite à partir d’un système absolument quelconque peut être d’une complexité redoutable : en l’état actuel de nos connaissances on passe de la classe des systèmes qui peuvent être résolus efficacement, c’est-à-dire en un nombre d’opérations polynomial en la taille du problème, à ceux qui réclament dans le pire des cas un nombre d’opérations exponentiel, ou même davantage.

On n’a donc pas envie de devoir calculer une forme normale, si l’on veut seulement évaluer l’ordre du système7. Jacobi a étudié une classe de systèmes d’équations particulières, qui lui a donné des idées pour traiter le cas général. Il s’agit des systèmes qu’il appelle isopérimétriques, qui interviennent dans la résolution du problème suivant, dit problème isopérimétrique : déterminer des fonctions x1, x2, …, xn telle que l’intégrale


T


0

L(x1, x1′, …, x11), x2, x2′, …, x22), …, xn, xn′, …, xnn)) dt

soit extrémale. Ce qui change par rapport aux équations provenant du lagrangien, c’est que la fonction L ne dépend plus simplement de chacune des fonction xi et de sa dérivée première xi′, mais aussi éventuellement de dérivées d’ordre supérieur jusqu’à un ordre αi, cet ordre pouvant dépendre de la fonction considérée. On peut cependant montrer que le problème se ramène à résoudre un système d’équations, dit système isopérimétrique, obtenu par un procédé assez similaire, en supposant que la variation de l’intégrale obtenue par une perturbation infinitésimale δ xi des fonction xi — sa différentielle — est nulle.

T

 

0

 

 ni

i=1

 αi

j=0

 

∂ L(x)


∂ xi(j)

 δxi(j) dt = 0

On suppose de nouveau fixés les points de départ et d’arrivée x(0) et x(T), mais aussi toutes les dérivées xi(j)(0) telles que ji. Ainsi, on peut procéder par intégrations par parties successives :

T

 

0

 

∂ L(x)


∂ xi(j)

 δ xi(j) dt = 

 − 

T

 

0

 




∂ L(x)


∂ xi(j)




 δ xi(j−1) dt =  ⋯ =

  (−1)j 

T

 

0

 




∂ L(x)


∂ xi(j)




(j)



 

 δ xi dt,

pour obtenir un système de n équations fi(x)=0, avec

fi(x)  := 

n

i=1

αi

j=0

 




∂ L(x)


∂ xi(j)




(j)


 

.

C’est le système d’équations isopérimétriques associé au problème isomérimétrique d’origine.

Jacobi ne donne aucun exemple d’un tel système. Il est bien sûr aisé d’en fabriquer, mais plus difficile d’en fournir un qui ait un sens pratique ou théorique. Il est cependant douteux qu’il s’agisse d’une généralisation gratuite. En effet, le style des manuscrits laissés par Jacobi est davantage celui d’un «livre de recettes» destiné à des calculateurs, que celui d’un travail théorique. Ces textes ne comportent en effet presque aucune démonstration, du moins en ce qui concerne les systèmes différentiels, mais de nombreuses indications sur la manière de faciliter les calculs.

3  Une datation difficile

Malheureusement, Jacobi n’avait pas coutume de dater ses manuscrits. Pour situer ce travail dans le temps, nous ne pouvons que nous baser sur les quelques articles publiés qu’il cite en référence, la copieuse biographie que fit paraître Leo Königsberger pour le centenaire de sa naissance [22], qui ne fournit hélas aucune source à l’appui de ses affirmations, et la correspondance de Jacobi, du moins ce qui en a été publié, en particulier celle avec son frère aîné [17], Moritz Hermann, physicien établi en Russie. Les deux frères se tiennent régulièrement informés de leurs travaux et de la vie scientifique dans leurs contrées respectives.

Le manuscrit [II/23 a)] contient la mention d'un article [13] publié en 1834. Königsberger [22] situe [11] en 1836. Dans une lettre à son frère [17, 5.III.1837 p. 40], Jacobi mentionne le problème isopérimétrique, en insistant sur le fait qu’il possède une méthode permettant de savoir si la solution trouvée est un maximum ou un minimum, problème qui n’apparaît pas dans les fragments conservés. À cette époque, Jacobi travaille à un grand ouvrage de mécanique analytique, où il compte développer certaines idées qui conduiront à sa méthode du «dernier multiplicateur»8 Il évoque ce sujet, en laissant espérer une parution prochaine de ses résultats, dans une lettre à l’académie des sciences de Paris qui est publiée Par Liouville en 1840 [14] avec des commentaires enthousiastes. Ce dernier se réjouit de l’achèvement prochain de ce traité, suscitant l’inquiétude de Jacobi [17, 9.I.1841 p. 76], qui ne se sent plus le «souffle» nécessaire pour achever le vaste travail envisagé sous le titre de Phoronomie9. On peut donc estimer que les fragments conservés sont des brouillons de ce traité de mécanique, rédigés à partir de 1836.

À cette époque, Jacobi s’occupe aussi activement de théorie des nombres. Il publie en 1839 son Canon arithmeticus [16], qui est une table des logarithmes discrets. Au verso d’un manuscrit, on trouve une liste de nombres, qui témoigne de cette activité. Quelle est la propriété qui caractérise ces nombres ? Solution.

4  La réduction en forme normale «la plus simple»

Pour mettre en œuvre sa méthode du dernier multiplicateur, Jacobi a besoin d’un système en forme normale explicite. Non seulement ce n’est pas le cas des systèmes isopérimétriques, mais si les ordres de dérivations αi ne sont pas tous égaux, il est même impossible de calculer une forme normale à partir des seules équations du système. Il faut leur adjoindre des équations auxiliaires, que l’on peut choisir parmi les dérivées du systèmes, mais dans le cas général il est difficile de savoir jusqu’à quel ordre il faut aller. Jacobi trouve néanmoins dans ce cas un procédé simple, permettant de calculer une forme normale en dérivant les équations d’origine aussi peu que possible.

On suppose, quitte à réordonner les variables, que αi≤αj pour i<j. Il est naturel, et c’est ce que Jacobi fait implicitement, de supposer que le déterminant hessien




2 L


∂ xi∂ xj




est non nul. Nous avons vu au sujet du lagrangien que ce type d’hypothèses est souvent en pratique la conséquence de propriétés physiques. On remarque par ailleurs que le système d’équations isopérimétrique est quasi linéaire, c’est-à-dire que la ie équation est linéaire en la dérivée d’ordre maximal αij de la fonction xj. Comme le déterminant hessien est non nul, on peut trouver xj1 telle que

∂ f1


∂ xj1

 = 

2 L


∂ x1∂ xj1

≠0

On peut donc déduire de f1(x)=0 une équation explicite équivalente xj11j1)=g1(x). On peut désormais itérer ce processus. Remarquant que pour tout ordre ℓ,

∂ fi(ℓ)


∂ xj

 = 

∂ fi


∂ xj

on choisit une suite ji telle pour tout i0n,







2 L


∂ x1∂ xj1

2 L


∂ x1∂ xji0

 

2 L


∂ x1∂ xj1

 ⋯ 

2 L


∂ x1∂ xji0

 







 ≠ 0.

On peut donc déduire pour tout i0 des équations f1i0−α1)(x)=0, f2i0−α2)(x)=0, …, fi0(x)=0 une expression explicite xji0i0ji0)=gi0(x). Le système xji0i0ji0)=gi0(x) est un système en forme normale, équivalent au système isopérimétrique d’origine. Il a suffit pour le calculer le dériver l’équation fi αn−αi fois et l’on peut montrer que, pour un système générique, on ne peut obtenir de forme normale en dérivant l’une des équations un moins grand nombre de fois.

On voit que l’ordre du système, qui est la somme des ordres de ses dérivées dominantes ∑i=1n αiji, est égal à 2∑i=1nαi.

5  La borne de Jacobi

Jacobi a été inspiré par cet exemple pour traiter le cas d’un système général de n équations différentielles ordinaires fi(x), dépendant de n fonction inconnues xi, qui n’est pas en forme normale. Soit ai,j l’ordre de la ie équation en la fonction xj.

Jacobi affirme que l’ordre d’un tel système est au plus

 O := 

 

max

σ∈ Sn

 

n

i=1

 ai,σ(i).

Cette expression porte le nom ensoleillé de déterminant tropical (plus souvent exprimé avec un minimum qu’un maximum)10. Jacobi en donne une preuve qui contient des affirmations assez surprenantes : 1) il suffit de prouver le résultat pour un système linéaire ; 2) il est suffisant de le faire pour un système linéaire à coefficients constants. La première affirmation peut être démontrée sous des hypothèses de «régularité» assez raisonnables, sans doutes implicitement admises par Jacobi. Mais la seconde paraît grossièrement fausse. En fait, lorsqu’elle échoue, c’est que l’on peut se ramener à un système d’un ordre plus petit. Mais pour bien comprendre la démarche, il faut lire dans le manuscrit original l’amorce d’une démonstration inachevée, barrée par l’auteur.

Une autre manière de procéder consiste à rechercher les entiers αi et βj tels que ai,j≤αij, pour lesquels la somme ∑i=1nαii est minimale. Les systèmes isopérimétriques apparaissent comme des cas particuliers pour lesquels on a βii. En supposant αi≤αi pour i<i′, on peut montrer, comme on l’a fait pour le système isopérimétrique que l’on peut construire une forme normale en dérivant l’équation fi au plus αn−αi fois, si toutefois le déterminant




∂ fi


∂ xjij)




 ≠0.

Ce résultat n’a été retrouvé qu’en 2001 par Shaleninov [35b]  et indépendamment par Pryce [34]!

Dans ce cas, on peut trouver une permutation σ, telle que l’on ait ai,σ(i)iσ(i) et construire un système en forme normale xσ(i)(ai,σ(i))=gi(x). L’ordre du système est donc ∑i=1n αiσ(i)=∑i=1n αiσ(i)= O, en admettant pour simplifier l’exposé un théorème, dû à Ergervaryi, en 1935 [6]. La présentation originale de Jacobi est un peu différente.

6  Après Jacobi

La veuve de Jacobi laissa ses manuscrits à ses collègues de l’académie des sciences de Berlin où ils sont toujours conservés. Ils étaient semble-t-il en grand désordre. Chaque feuillet fut numéroté, puis on les classa et on plaça dans des enveloppes ce qui semblait constituer un ensemble cohérent. Il arrive donc que les numéros d’un même manuscrits ne se suivent pas ou soient inversés. En 1857, Sigismund Cohn, à qui ont été confié les manuscrits qui nous occupent, écrit à Borchardt11 pour l’informer de son travail. Il a identifié deux ensembles qui lui semblent publiables et travaille à les transcrire, avec difficulté car il est malade. Il meurt en 1861, n’ayant achevé une transcription et une mise en forme assez achevée. Les deux textes ne paraîtront qu’en 1865 [10] et 1866 [11], le travail ayant été poursuivi par Borchardt et Clebsch. Borchardt entreprend une révision complète du texte fournit par Cohn, mais la version publiée est en fait très proche de celui-ci.

Il y eut quelques publications sur le sujet durant la seconde moitié du xixe siècle. La contribution la plus rigoureuse est celle de Chrystall, mais il ne traite que le cas linéaire à coefficients constants, sans grande difficulté. Même Jordan [21] ne fournit que des arguments heuristiques, supposant un système générique12 et uniquement pour des systèmes de quatre équations.

C’est Ritt qui en 1935 apportera le premier une contribution significative, en traitant le cas linéaire à coefficients variables, ainsi que celui d’un système quelconque de deux équations [36]. Il juge en revanche à tord que la peuve de Jacobi est irrécupérable. Il faudra attendre 1982 pour que Marina Kondratieva, Alexandr Mikhalev et Evgeniĭ Pankratiev ne traitent le cas d’une composante régulière du système [25], c’est-à-dire celui pour lequel on peut se ramener à prouver le résultat pour le système linéarisé, retrouvant ainsi, sans avoir pu lire l’article, l’idée originale de Jacobi. Ce résultat important, publié en Russe, passe inaperçu. Étendu aux dérivées partielles, le résultat est en cours de publication dans un article en anglais.

Entre temps, d’autres résultats on été obtenus. En 1970 Barbara Lando [29] a prouvé la borne pour des systèmes d’équations d’ordre 1, mais sous une forme faible qui ne permet pas de se ramener au cas général. Elle a transposé le résultat pour des systèmes aux différences [30]. En 1960, Volevitch a réinventé le résultat dans le cas linéaire [39], de manière indépendante. Au congrès international des mathématiciens, tenu à Moscou en 1966, Ellis Kolchin [23] a conjecturé une généralisation pour des EDP et son élève Tomasovic l’a prouvée dans le cas linéaire [38].

Richard Cohn, enfin, a montré en 1983 [4] que la borne de Jacobi implique la «conjecture dimensionnelle», proposée par Ritt [37], qui affirme que toutes les composantes solutions d’un système de r équations différentielles en n fonctions indéterminées sont de dimension différentielle au moins nr, c’est à dire que nr des fonctions xi peuvent être choisies arbitrairement.

Ceci achève le xxe siècle. En 2001, Ehud Hrushovski démontre un analogue de ce résultat pour un système aux différences général.

Ritt n’a pas mentionné la méthode de réduction en forme normale la plus simple, qui sera retrouvé par Pryce en 2001 [34], ni l’algorithme fournit par Jacobi pour calculer la borne en temps polynomial, sans devoir essayer les n! permutations, réinventé par Kuhn en 195513. On trouve par ailleurs dans l’un des manuscrits inédits une majoration du nombre de dérivations nécessaires pour passer d’une forme normale xii)=fi(x) à une nouvelle forme normale xii)=gi(x), ainsi qu’un critère pour tester l’existence d’une forme normale pour des valeurs de βi fixée. Ces résultats sont très proches des recherches actuelles du calcul formel. Ils n’ont pas été intégralement réinventés et offrent de nombreuses perspectives d’amélioration des méthodes de calcul, ainsi que des problèmes théoriques nouveaux.

Ce bref résumé de décennies d’efforts met en relief deux faits fondamentaux : le rôle de la filiation dans la transmission des connaissance scientifiques, ici essentielle car Ritt, ses élèves Cohn et Kolchin et ses petits-enfants Lando et Tomasovic jouent un rôle décisif, celui aussi des échanges internationaux : l’exposé de Kolchin au congrès mondial de Moscou en 1966 a sans doute beaucoup contribué à faire passer les concepts de l’algèbre différentielle dans une Russie encore enclavée. Si la transmission de maître à élève demeure irremplaçable, de simples textes, pourvu que l’on se donne la peine de les lire, peuvent redonner vie à des idées oubliées14.

On constate aussi que, s’il est toujours possible de réinventer une idée perdue, il peut falloir beaucoup de temps pour retrouver celles d’un mathématicien comme Jacobi, et surtout pour rétablir les liens entre les différents aspects de sa démarche : majoration a priori  de l'ordre, calcul d'une forme normale ou calcul rapide du déterminant tropical, retrouvés isolément par différentes communautés scientifiques.

La borne de Jacobi pour une composante quelconque d’un système quelconque demeure conjecturale.

7  Épilogue. Jacobi et le latin

Pourquoi Jacobi a-t-il si massivement écrit en latin, à une époque où l’usage de cette langue est en recul, alors qu’il pouvait rédiger en allemand, bien sûr, mais aussi en français et même en italien ? Il faut d’abord considérer que le latin reste à l’époque une langue d’échange et qu’il est difficilement imaginable qu’un texte en latin puisse devenir inabordable. On peut par ailleurs évoquer le rôle de la formation initiale, pour un homme qui a acquis fort jeune une grande familiarité avec les langues classique15Il écrit une langue exigeante, très éloignée du «basic english» de nos publication modernes. Le vocabulaire est recherché, la grammaire classique, il affectionne les mots rares et les exceptions grammaticales. D’un point de vue mathématique, cette langue lui permet une expression précise qui supplée à l’absence des notations logiques et ensemblistes auxquelles nous sommes accoutumés. On s’en rend compte à la traduction, souvent difficile. Dans les cas les plus délicats, il répète l’idée de deux manières différentes pour lever toute ambiguïté.

Notons qu’à cette époque, et encore à la fin du xixe siècle, le cours inaugural en latin reste une figure imposée de la vie universitaire, bien que des exceptions aient été tolérées en mathématiques. Il s’agit donc aussi d’un filtre social. Cohn et Borchardt ont encore une maîtrise parfaite et peuvent rédiger des compléments en latin pour assurer des transitions entre deux fragments ou tenter d’éclaircir certains passages.

Il y eut peu de traductions des œuvres de Jacobi en français, et si les œuvres complètes de Riemann ont été traduites, le volume exclut précisément un texte en latin. Ceci confirme qu’il s’agit donc encore d’une langue de communication internationale, même si un nombre croissant de mathématiciens, formés par des circuits qui en limitent ou en excluent l’apprentissage, n’y ont plus accès16.

On ne peut par ailleurs exclure l’idée que cette langue n’ait également été pour Jacobi17 une affirmation d’intégration et d’appartenance au monde chrétien, dont elle demeure un symbole. Rappelons que Jacobi n'aurait pas eu de poste universitaire sans s'être converti, après la révocation en 1822 de l'art. VIII de l'édit d'émancipation de 1812 qui ouvrait aux Juifs les charges de professeur.

Mais manifestement, le latin a été la langue qui correspondait le mieux à sa personnalité et à sa manière de penser. Il y a une élégance et une puissance d’évocation dans ces pages où il met en ordre et travaille, avec souvent de nombreuses ratures, des idées encore en gestation, mais qu’il parvient déjà à organiser clairement. La traduction ne peut rendre que le sens mathématique, mais guère le style inimitable. Une langue maîtrisée permet l’expression nuancée d’une démarche scientifique personnelle, qui ne se limite pas à une collection d’énoncés techniques dont la véracité ne dépend pas de notre volonté.












































Ce document a été traduit de LATEX par HEVEA