Matériaux bon marché
pour une analyse critique du syndical
François Ollivier
SNTRS, section de l'École polytechnique
GAGE, École polytechnique
F 91128 Palaiseau CEDEX
ollivier@stix.polytechnique.fr
http://www.stix.polytechnique.fr/~ollivier.html
Palaiseau, le 17 août 1998
Revu et corrigée, 15 septembre 1998
But someone of Solutré told the tribe my style was outré.
R. Kipling
Disons le net : je ne suis pas un bon syndicaliste (un
soupçon d'autocritique n'engage à rien). Mais la subtilité dans
ces cas-là, c'est de dire "nous" et non "je", ainsi le président de la
Bundesbank dit "nous devons faire un effort", ce qui signifie
"vous allez en baver". Donc, j'ai séché pas mal de sessions de la
commission exécutive de l'UGICT. Pas sérieux. Ça m'a au moins
permis de garder mes distances par rapports aux discours qui s'y
tiennent au lieu de m'y habituer insensiblement (toujours avoir un
bon argument pour justifier ses carences).
Vendredi 12 juin, je rassemble le peu d'énergie militante
qui me reste et je vais à Montreuil, avec la ferme intention de
mettre un peu les pieds dans le plat. Car, au moins je m'astreins à
lire le matériel qu'on m'envoie, et ça devient assez atterrant. Par
exemple, dans Cadres INFOS no 451 : "contrairement aux
animaux de compagnie, les enfants génèrent des coûts variables."
Le pire, c'est qu'emballé dans un article qui critiquait le
plafonnement des allocations, ça ne m'avait pas frappé sur le
moment ! Ainsi, ce ne sont plus les parents qui en fonction de leurs revenus
consacrent plus ou moins d'argent à leurs enfants, mais les enfants qui ont un
coût intrinsèque, et croissant avec le revenu (la nature est bien
faite). Voici
donc introduite dans le discours CGTiste l'équité, chère à M. Minc, destinée à
remplacer l'égalité, désuète. Au lieu de compenser l'inégale répartition des
richesses, l'état se doit au contraire de l'entretenir, par des aides croissant avec
le revenu.
* * *
Ça commence par un de ces exposés euryhalins dont on a le
secret, consacré aux prochaines rencontres d'Option, centrées sur
l'Europe (J.-F. Courbe). Tantôt, on dit : "les marchés financiers
continueront de piloter la gestion monétaire" et tantôt, "mais
regretterons nous le temps où les dévaluations... et se traduisait
par une diminution du pouvoir d'achat moyen des salariés."
Apparemment même plus question "d'alternative aux choix de gestion encore
dominants, tant en France qu'en matière de construction européenne" (Cadre
Info no 471). Balayer la question des structures pour ne plus envisager que des
choix de gestion, c'est déjà gonflé. Mais ensuite, il ne reste plus qu'à être bon
"gestionnaire" : "en obligeant les États membres à respecter des
règles communes de bonne gestion des grands équilibres macro
économiques (ce sont les critères de convergence du traité de
Maastricht)." Ah ! la logique libérale... Ça me rappelle le discours d'un
économiste : "Les salariés refusent la pression sur leurs revenus, mais ils
apprécient la concurrence qui leur procure des biens à bon marché." En
continuant ainsi, on ne regrettera bientôt plus ces sociétés nationalisées et ces
services publics qui nous coûtaient si cher. Regretterons nous ne n'être plus
citoyen d'une république mais clients d'un marché ?
Ça continue sur la nécessité d'adhérer à la CES, et je suis
pour, mais il y a des phrases qui coincent. "Ce caractère
multinational va nous conduire à redéployer notre activité
syndicale." Si on supprime syndical au bout... d'autres multinationales ont
"redéployé" avant nous. "Cela soulève le difficile problème de la
représentativité et de la légitimité des partenaires sociaux [...]" Le
principal problème n'est-il pas que nous sommes de moins en moins
représentatifs ? Mais la loi Aubry suggère une réponse originale.
Suit un discours sur la guerre froide et ses conséquences au
plan syndical. Évoquer une période dominée par les liens PC-CGT
sans jamais prononcer le mot "communiste" n'est pas aussi fort
que la Disparition de Perrec, mais impressionne tout de même.
*
J'en profite pour tenter une critique du langage CGTiste
dans son dialecte "spécifique", en m'appuyant surtout sur Cadre
INFO, bref (4 ou 8 p.) et souvent plus révélateur (puisque la
question tourne sur notre presse et notre conception du débat, ça
me semble au coeur du sujet). Ça suppose un peu de temps, et puis
de parler aussi de ce dont on ne parle pas ou en creux : le transfert
de pouvoir vers des institutions européennes indépendantes de tout
contrôle démocratique, qui deviennent la simple expression
politique des marchés, les rapports entre la CGT et les partis au
gouvernement, l'influence que ça peut avoir sur les débats dans
l'appareil. Je m'appuie sur quelques exemples qui montrent bien
comment le ton a changé, sur les mêmes sujets avec le
changement de majorité.
Ainsi Vlady Ferrier (cité dans Cadres INFO no 471)
déclarait au nom de la CGT à la Commission des comptes de la
Sécurité sociale que : "la rupture annoncée avec la logique
purement comptable du plan Juppé n'était toujours pas réellement
consommée et que beaucoup restait à faire". Quelle rupture ? Il n'a
jamais été question de remettre en cause ce plan, vigoureusement défendu par
Delors dès le lendemain du second tour. Encore moins de sortir de cette logique
comptable qui sous-tend (Euro oblige) toute l'action gouvernementale.
Plus révélateurs encore sont les articles consacrés à la loi
Aubry : ainsi lit-on dans CI no 467 "si l'on veut [...] donner
crédibilité à la loi Aubry." Est-ce le problème d'un syndicat que de
crédibiliser l'action gouvernementale ? Une lecture approfondie des
textes fait apparaître bien des contradictions de cet étrange
discours. L'éditorial du no 467 triomphe : "La droite et le patronat
ont été mis en échec sur leurs objectifs", mais le no 469 déclare
sous le titre "La perspective des 35 heures n'effraie guère que M.
Seillière" : "Les résultats du Panel APEC confirment que la
perspective des trente-cinq heures, y compris pour les cadres
n'effraie guère les chefs d'entreprise." L'échec n'effraie pas les patrons,
et il y a des CGTistes qui n'ont décidément peur de rien. Il y a tout de même
des lapsus qui révèlent que les rédacteurs de ces textes ne cèdent
pas à l'optimisme affiché : "Dans un contexte plus défavorable
(loi Robien)" (CI no 467). Voici que cette loi qui met le patronat en échec
nous est défavorable, mais moins tout de même que la loi Robien.
Pendant que j'essaye d'exposer tout ça, on s'énerve un peu à
la tribune. J'ai pris la parole le premier après une bonne minute de
silence pesant. Décidément le discours introductif n'engageait pas
au débat. Il ne doit pas y avoir plus de deux orateurs inscrits après
moi, mais on décrète qu'il est temps de conclure.
Comme ça n'a pas amélioré mon humeur, je leur ai dis
avec encore moins de ménagement ma pensée : qu'on glissait -
moi aussi je sais pratiquer la litote - vers un syndicalisme
d'appareil, que le mandatement, accueilli comme un progrès puis
qu'il permet (CI no 467) "de négocier dans les entreprises où
n'existe pas de syndicat" montrait bien cette évolution. Ce ne sont
plus les salariés qui mandatent des représentants syndicaux, mais
les syndicats qui mandatent les salariés ! Encore une fois, on
approuve une mesure qui reprend un texte de droite : la loi du 12
novembre 1996. En passant, j'ai évoqué les conditions subies par
certains salariés de la CGT, à Montreuil même.
Autant dire que j'ai bien détendu l'atmosphère.
*
La matinée fut donc centrée sur l'Europe, avec la
perspective d'adhésion à la CES en toile de fond. Mme Notat,
c'est gentil, ne s'opposera plus à notre entrée. Le mouvement de
décembre 1995 a été valorisant (où l'on comprend en quoi le
simple fait de "mobiliser" est une victoire, même si la
mobilisation n'empêche pas le recul). Il n'en sera pas beaucoup
question au prochain congrès (sic), et les journées d'Option
serviront en somme de substitut. L'éditorial de CI no 469 parle du
"refus de procéder à la consultation directe des citoyens" à propos
du traité d'Amsterdam. Et les militants ? En effet, on se fait
l'écho des difficultés rencontrées sur le terrain pour faire passer
"notre" vision syndicale de l'Europe, alors que la base a souvent
un rejet net, fondé sur son vécu.
Je précise ma pensée : j'ai toujours été favorable à
l'adhésion à la CES, comme moyen d'engager des luttes à l'échelle
de l'Europe (on ne rit pas!) Mais ce que j'entends a une toute autre
saveur. Il est question de réunions, commissions, réflexions ou il
nous faudrait "jouer notre rôle", au service des salariés. Ainsi,
après avoir rappelé que les caisses complémentaires ont été
combattues par la CGT, qui maintenant les défend "bec et
ongles", Vlady Ferrier anticipant la mise à mort des retraites par
répartitions, dit avoir participé comme observateur à un débat "très
intéressant" au sein de la CES pour la mise en place de fonds de
pension européens, avec pour alibi que les syndicats investissant
l'argent des retraites en actions dans les entreprises auront une
possibilité d'action au service des salariés. Nous sommes
décidément avec la CES à la pointe du progrès. Le Monde du 31
mai signale en p. 6 que deux compagnies britanniques viennent
de se lancer sur ce créneau. "C'est le bon moment pour
promouvoir le concept de fond de pension paneuropéen " déclare le
Directeur de l'une d'elle. Le même article signale que la France, où
ce système n'est pas encore développé, y est hostile par crainte
d'une perte de recettes fiscales. Ces arguments mesquins ne
devraient guère impressionner des syndicalistes aussi résolument
modernistes que nous. Mais un camarade de la SNCF précise
qu'ils ont conservé leur système de retraite et qu'ils espèrent bien
que ça dure...
De temps à autre, on lance une remarque à mon attention :
"Le rejet simple, ça n'impressionne plus le capital", où plus
savoureux : "Il faut jouer le match". Mais revenons aux choses
sérieuses : il y a un débat européen sur les qualifications, la
refonte des diplômes, il faut y jouer notre rôle (le match?), c'est
un enjeu pour notre système éducatif. Un camarade déclare ne pas
comprendre l'indifférence ou l'hostilité que je rencontre parfois en
distribuant des tracts à l'X: il a rencontré des X-Mines avec qui il
a eu de fort intéressants contacts (mais moi aussi je m'entends
bien avec mes petits camarades, je fais de l'algèbre différentielle
avec un X-Mines plutôt de droite et très sympa). Concernant
l'Euro, on admet le caractère irrémédiable de sa création, tout en
estimant que les salaires vont probablement servir de variable
d'ajustement. Quelques voix s'élèvent pour dire qu'il ne faudrait
pas tant se hâter d'entériner tous nos reculs.
Une précision utile : "On peut entrer dans la CES sans
perdre notre identité." Ça rappelle quelque chose. Mais, est-ce qu'on ne la
gardera pas d'autant plus que la base sera plus sceptique et donc plus vigilante ?
Si l'on cesse de "préférer le [...] sans risque", pourquoi taire le danger aux
adhérents ? Vieux réflexe centraliste ? Dernière remarque avant de clore
le sujet : l'adhésion à la CES suppose de payer des cotisations...
Ce serait dommage que ça marche et qu'au dernier moment on
n'ait pas les fonds !
*
Thème suivant : la préparation du prochain congrès.
Rapport introductif technique (E. Corbeaux), centré sur la
question des candidatures à la CE nationale et au CCN, et à la
représentation de l'UGICT. Toujours en progrès sur le front du
lexique : on ne sélectionne plus les candidatures sur des "critères"
mais des "axes de construction". En clair, il s'agit de proposer une
liste avec des "jeunes", des "femmes", etc. mais sans contenter de
faire joli. La procédure a changé depuis le dernier congrès. On
"désacralise" et on "déhiérarchise".
Des interventions éclairent un peu le débat. La nouvelle
procédure devrait être plus "honnête" et plus "transparente". Je
demande la parole, mais il est temps de déjeuner.
* * *
13h30. Je quitte la porte de Montreuil vers le pont du
périphérique. Je croise un camarade, ancien dirigeant de l'UGICT.
Nous échangeons quelques mots. Concernant le mandatement, il
ne voit pas où est le problème. "Les inspecteurs du travail ne
peuvent pas être tout le temps dans les PME." Comme je lui dis
qu'entre tout le temps et jamais... il tranche : "Mais c'est
beaucoup plus simple comme ça. On arrive, on les aide à signer
l'accord et bonsoir." Bonsoir.
* * *
14 h bien tassées. On attend encore des membres de la
tribune qui semblent moins pressés que le matin. En me donnant
la parole, on me demande d'être bref. Je le fus : "Je n'ai pas été
bien compris semble-t-il, lorsque j'ai évoqué ce matin les
problèmes posés par notre langage. Ce nouveau débat me donne
l'occasion d'y revenir. Pourquoi tant de périphrases, tant
d'euphémismes et de néologismes : pourquoi les critères
deviennent-ils des axes de construction ? Comment les appellera-
t-on quand cette formule deviendra elle-même trop transparente ?
Pourquoi certains problèmes n'apparaissent-ils qu'en négatif ou en
creux ? Que signifient "désacraliser", "déhiérarchiser", "plus
honnête", "plus transparent" ? Ne vaudrait-il pas mieux parler
clairement de ce qu'on entend par sacralisation, du fonctionnement
hiérarchique, des problèmes d'opacité et des attitudes malhonnêtes ?
La démocratie interne n'imposerait-elle pas, plutôt que de
bätir une CE sur des quotas de refléter la pluralité d'opinion de la
base, en se préoccupant des positions des candidats plutôt que de
leur äge ou de leur sexe ? Sinon, le congrès ne sera l'affaire de
tous les syndiqués que pour contribuer sur le terrain à en faire un
événement médiatique qui interpelle."
*
On me remercie de ma brièveté. Tentons une synthèse des
réponses obtenues. La "sacralité", est la qualité de celui qui est
détenteur de la "ligne", du PC sans doute, mais je prends seul la
responsabilité de cette extrapolation. Cela induit des différences
"hiérarchiques" entre ceux qui détiennent la ligne sacrée et le
commun.
Je perds un moment le fil du débat. J'entends mon père :
"Mais non ! je leur ai dit, on peut pas occuper la bo"te. On n'est
pas assez nombreux. Les gars ne nous suivaient plus. Des
débrayages à tout bout de champ... Alors, il a téléphoné. C'est un
ordre de Marty, on lui a confirmé. On occupe. Où tu vas ?, qu'il
m'a dit. Tu te dégonfles ? Oui, c'est ça, je me dégonfle. Je suis
sorti juste avant qu'ils soudent les portes, pour le béton ça valait
pas le coup. Pas le temps de prendre avant l'arrivée des flics. Et
puis, j'ai regardé de l'autre côté du boulevard, et j'ai vu débarquer
les paniers à salade, avec des rails soudés à l'avant pour faire
bélier. Ils ont commencé à enfoncer les portes. Du haut des étages
les copains lançaient des mandrins de tour de cinquante kilos. Ça
traversait les paniers à salade de part en part. Et puis je suis parti.
"Le lendemain, à la reprise, tous les responsables du PC et
de la CGT étaient virés. Certains s'étaient planqués, mais ils les
avaient débusqués avec des chiens. Il n'y en a que deux, qu'ils
n'ont pas eu. Ils sont restés deux jours sur les toits. Mais ils ont
été virés quand même. Je m'en suis douté que c'était un tra"tre, ce
Marty. Ta grand-mère, elle voulait pas me croire, jusqu'à son
exclusion".
Retour au présent. Jusqu'ici, le bureau national se
reconduisait lui-même. Maintenant, la commission des
candidatures va jouer son rôle complètement. Et on pensera
d'avantage à bâtir une CE qui fonctionne qu'à respecter l'équilibre
entre fédérations. C'est la première fois que ça va se passer comme
ça. La première fois qu'on s'y prend tellement à l'avance pour
annoncer une candidature comme secrétaire général. Encore sur le
secrétaire général, les adhérents ont une idée. Mais sur les
membres du Bureau. Tiens, essaie dont de susciter un débat dans
ta section sur le congrès...
On évoque la faible représentation de l'UGICT dans la CE
sortante, et le très faible nombre de membres de l'UGICT ayant
des responsabilités UGICT. Il va falloir penser à bätir une CE
capable d'assumer ses responsabilités dans une période difficile. Il
peut y avoir des restructurations syndicales. Certains au PS rêvent
d'une alliance CFDT-UNSA. Ça ferait une confédération dont le
poids nous dépasserait de loin. Ni la CFDT, ni l'UNSA ne l'a
évoqué, mais ils ont les moyens de peser... Et à la CGT qui
pèse ?
"Tu vois, j'ai été le plus jeune chef d'équipe de la boîte, à
27 ans. Mais je ne suis jamais devenu chef de service, à militer.
J'avais un copain, il était champion pour l'organisation des
manifs. Les flics étaient là pour disperser tout rassemblement.
Nous, on circulait mine de rien et au coup de sifflet, la rue était
dépavée avant qu'ils aient rien vu venir ! Un jour ils ont décrété
qu'il pontifiait, alors il a perdu toutes ses responsabilités, au parti
et à la CGT naturellement. Il en chialait, il en a pissé dans son
froc! Mais la semaine d'après, il était promu chef de service, vu
qu'il était à nouveau présentable. Les grands chefs n'étaient pas si
cons, eux ! Ça aurait été mieux pour toi si j'avais pontifié, non ?"
Fin du flash back. Le saint esprit CGT est revenu chez
nous. On parle de la situation. Grève d'air France, le traitement
des médias. Donner l'impression que les grévistes n'ont rien
obtenu, qu'on n'obtient rien par la grève. Faiblesse d'un
mouvement limité à une catégorie. Il faut élargir. Une journée
d'arrêt de travail dans un service de "ressources humaines". Plus
besoin de décodeur et ça ne grince plus.
Attention : le bilan est en retrait sensible. Très mauvaise
impression surtout face à l'enjeu du mandatement. Les patrons se
sont préparés, ils peuvent aller très vite et fournir des accord tout
ficelés à la rentrée. Fin de la session. "La droite et le patronat ont
été mis en échec sur leurs objectifs..."
* * *
Difficile d'avoir un syndicalisme de blocs, quand il n'y a
plus de bloc ou de suivre la ligne sacrée d'un parti qui en a
désormais tant et dont les militants huent parfois les dirigeants
(joke !). Mais difficile aussi d'échapper au poids du passé. À la
langue de bois officielle, à la prudence. Ne sommes-nous pas
gagnés par la schizophrénie du parti communiste, qui peut tout à
la fois soutenir le gouvernement et les grévistes d'Air France en
lutte contre la politique de Gayssot ? La dissolution des liens
organiques ne limite pas, bien au contraire, l'influence d'une
gauche "plurielle", qui s'emploie à déguiser la nature réactionnaire
de sa politique derrière une phraséologie multiforme qui fait appel
à tous les poncifs du discours "de gauche". Au plan syndical, on
remarque comme Mme Notat aime à employer le mot
"révolutionnaire" dans son discours du 12 mai à Charléty .
Cette outrance démagogique n'est pas la nôtre et c'est
heureux, mais il y a encore bien du chemin à parcourir pour
construire un débat interne qui permette une vie démocratique
véritable. C'est la condition pour élaborer un contre-discours sans
lequel il n'est pas de contre-pouvoir. On ne peut agir qu'en
délégitimant l'ordre des choses. Mon chef dit : "Mais enfin, tu es
bien d'accord pour qu'on doit être payé au prix du marché ?" C'est
tellement évident qu'il n'imagine pas qu'on refuse son argument :
"Au prix du marché, le chercheur russe gagne cent fois moins que
toi. Tu peux t'inquiéter." "Tu dis n'importe quoi. La recherche, ça
n'a rien à voir avec le marché. Regarde, même aux États-Unis...."
L'idéologie est toujours en fuite.
Le totalitarisme a bien des visages. Cela peut être la
menace lepenniste ou un glissement insensible vers une société de
droit, qui invente même des droits nouveaux, mais n'applique plus
que ceux qui la servent, qui n'interdit pas de s'exprimer mais
empêche de penser. Un totalitarisme non violent, à visage
humain. Ça a déjà commencé. Il y a même de la place pour le
syndicalisme là-dedans. Pas pour les grèves, mais là, ça relève de
la psychiatrie. Et à mesure que le vieux répertoire ouvriériste ne
fait plus recette, le kitsch syndical, vantant la bonne gestion "ni
de droite, ni de gauche", mais bonne pour tous, les "enjeux", les
"redéploiements", les "articulations nouvelles entre local et
global, national et transnational" nous étouffe. On n'en finit plus
de vanter la nouvauté, de faire du neuf, d'innover, le prêt-à-porter
idéologique recycle toujours les mêmes déchets pour être à la
dernière mode. On rêve de "citoyenneté dans l'entreprise", pour
mieux oublier qu'on est si peu citoyen dans la République, de
transformer nos vieux outils en bacs à fleurs inoffensifs.
Je songe à cela en sortant du métro à Nation. Mussolini me
nargue : sous son masque de footballeur, il vend des chaussures.
Hier, Mao jouait au LOTO. Un Benito gratuit pour toute paire de
Nike achetée pendant le mondial. Tout est légitime, pour vendre.
"La CGT ne prendra pas le mondial en otage." "Il faut jouer le
match."
Le kitsch syndical, ce sont des slogans démultipliés dans
les discours jusqu'à devenir aussi vide de sens que la Vénus de
Milo dans un jardin de banlieue : "Tous ensemble, tous ensemble,
tous ensemble...". Les vieux slogans qu'on s'empresse d'oublier pour
ne pas être ringard : "Retrait du plan Juppé !" C'est la hiérarchie
syndicale qui se manifeste par la longueur du verbe, indépendante
du contenu, reproduisant inlassablement les mêmes motifs, les
mêmes mots-clefs : "spécifique", "convergence", "enjeux"... C'est
l'absence de perspective. Tous les points de vue offrent le même
décor. Aux adhérents de choisir eux-mêmes d'où ils entendent
regarder cette misère. C'est le besoin de s'affirmer par la recherche
du standing : le choix d'un vocabulaire de bon goût emprunté aux
discours de pouvoir, politiques ou patronaux : "recomposition",
"restructuration", "redéploiement". La recherche des
reconnaissances officielles, le goût des hochets, des breloques et
des cérémonies, des rencontres internationales aux débats
passionnants, avec le concours de gens d'importance,
d'organisations supranationales prestigieuses.
C'est aussi la tristesse et la pauvreté. Le kitsch se distingue
du toc, parce qu'il reste sincère, faute de moyens : le kitsch est
avant tout autoconsommé. Il constitue l'assimilation de la
production idéologique industrielle, la "fabrique du consensus"
(Chomsky). Il ne parvient pas à l'autonomie, car il ne se
manifeste que par la subordination à ses modèles. Comme tel, il
légimite le discours de tous les pouvoirs que nous combattons, en
particulier patronal, et contribue à reproduire au sein de nos
organismes les pratiques que ces discours sous-tendent.
Si l'on est très optimiste, on peut espérer qu'une
réappropriation ira jusqu'au dévoiement et à la subversion... rêver
d'un surréalisme syndical. Le salarié n'acquiert rien que par son
travail, et il y a un sacré boulot. Les "think tanks" et les
"penseurs à gages" ne sont pas pour nous, mais contre nous. Tant
mieux. Il est aussi urgent d'abandonner les vieux discours
doctrinaires que de récuser fermement toute forme d'allégeance à
l'idéologie de marché. S'il est vrai qu'il nous faut "bien plus des
réformes argumentées à travers l'organisation de débats que des
mots d'ordre se contentant d'en appeler au respect des valeurs" (M.
Doneddu, CE UGICT, 17 avril), on ne saurait réduire notre parole
à des arguments comptables et à l'éloge de la bonne gestion.
Et comme l'espace des libertés syndicales se réduit chaque
jour un peu plus, nous n'avons guère de temps à perdre en
périphrases tremblantes.
Oublier les mots qui ne veulent rien dire.
Réapprendre ceux qui font peur.
Nos gorges hurlent le silence.
Vladimir Semenovitch Vyssotski
Résumé. - À travers l'exemple d'une réunion de la
Commission Exécutive de l'UGICT (Union générale des
Ingénieurs, Cadres et Techniciens), on tente une critique du kitsch
syndical, tel qu'il apparaît dans le discours CGTiste : la
manisfestation lexicale de la difficulté de passer de la
subordination à l'autonomie, d'inventer d'autres rapports et
d'autres modes de pensée que ceux de l'entreprise et d'avoir sur
soi-même un regard aigu.
En particulier, l'incapacité de réfléchir à certains problèmes
se traduit par la disparition des mots qui les désignent, remplacées
par des périphrases vides. Les liens historiques et présents entre
PC et CGT apparaissent à cet égard particulièrement douloureux
ou dangereux à penser.
Il en résulte une image de notre confédération qui
correspond à son passé et aux caricatures anti-syndicales et qui
explique bien des problèmes d'audience.
Repères biographiques. François Ollivier. (Paris,
1962) Ancien élève de l'École polytechnique (1983), Docteur de
l'École polytechnique (1990), Chargé de Recherche au CNRS
(Mathématique) depuis 1991. Travaux en calcul formel et en
algèbre différentielle (applications en automatique).
Issu d'un milieu ouvrier. Fils et petit-fils de militants du
PC et de la CGT. Un arrière grand-père délégué au congrès de
Tours a choisi la SFIO. Sans adhésion politique. Ne cache pas ses
convictions collectivistes et un rejet du stalinisme qui a eu du mal
à émerger des croyances ancestrales.