Matériaux bon marché
pour une analyse critique du kitsch syndical




François Ollivier
SNTRS, section de l'École polytechnique


GAGE, École polytechnique
F 91128 Palaiseau CEDEX
ollivier@stix.polytechnique.fr
http://www.stix.polytechnique.fr/~ollivier.html


Palaiseau, le 17 août 1998

Revu et corrigée, 15 septembre 1998



But someone of Solutré told the tribe my style was outré.

R. Kipling





Disons le net : je ne suis pas un bon syndicaliste (un soupçon d'autocritique n'engage à rien). Mais la subtilité dans ces cas-là, c'est de dire "nous" et non "je", ainsi le président de la Bundesbank dit "nous devons faire un effort", ce qui signifie "vous allez en baver". Donc, j'ai séché pas mal de sessions de la commission exécutive de l'UGICT. Pas sérieux. Ça m'a au moins permis de garder mes distances par rapports aux discours qui s'y tiennent au lieu de m'y habituer insensiblement (toujours avoir un bon argument pour justifier ses carences).

Vendredi 12 juin, je rassemble le peu d'énergie militante qui me reste et je vais à Montreuil, avec la ferme intention de mettre un peu les pieds dans le plat. Car, au moins je m'astreins à lire le matériel qu'on m'envoie, et ça devient assez atterrant. Par exemple, dans Cadres INFOS no 451 : "contrairement aux animaux de compagnie, les enfants génèrent des coûts variables." Le pire, c'est qu'emballé dans un article qui critiquait le plafonnement des allocations, ça ne m'avait pas frappé sur le moment ! Ainsi, ce ne sont plus les parents qui en fonction de leurs revenus consacrent plus ou moins d'argent à leurs enfants, mais les enfants qui ont un coût intrinsèque, et croissant avec le revenu (la nature est bien faite). Voici donc introduite dans le discours CGTiste l'équité, chère à M. Minc, destinée à remplacer l'égalité, désuète. Au lieu de compenser l'inégale répartition des richesses, l'état se doit au contraire de l'entretenir, par des aides croissant avec le revenu.

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Ça commence par un de ces exposés euryhalins dont on a le secret, consacré aux prochaines rencontres d'Option, centrées sur l'Europe (J.-F. Courbe). Tantôt, on dit : "les marchés financiers continueront de piloter la gestion monétaire" et tantôt, "mais regretterons nous le temps où les dévaluations... et se traduisait par une diminution du pouvoir d'achat moyen des salariés." Apparemment même plus question "d'alternative aux choix de gestion encore dominants, tant en France qu'en matière de construction européenne" (Cadre Info no 471). Balayer la question des structures pour ne plus envisager que des choix de gestion, c'est déjà gonflé. Mais ensuite, il ne reste plus qu'à être bon "gestionnaire" : "en obligeant les États membres à respecter des règles communes de bonne gestion des grands équilibres macro économiques (ce sont les critères de convergence du traité de Maastricht)." Ah ! la logique libérale... Ça me rappelle le discours d'un économiste : "Les salariés refusent la pression sur leurs revenus, mais ils apprécient la concurrence qui leur procure des biens à bon marché." En continuant ainsi, on ne regrettera bientôt plus ces sociétés nationalisées et ces services publics qui nous coûtaient si cher. Regretterons nous ne n'être plus citoyen d'une république mais clients d'un marché ?
Ça continue sur la nécessité d'adhérer à la CES, et je suis pour, mais il y a des phrases qui coincent. "Ce caractère multinational va nous conduire à redéployer notre activité syndicale." Si on supprime syndical au bout... d'autres multinationales ont "redéployé" avant nous. "Cela soulève le difficile problème de la représentativité et de la légitimité des partenaires sociaux [...]" Le principal problème n'est-il pas que nous sommes de moins en moins représentatifs ? Mais la loi Aubry suggère une réponse originale.
Suit un discours sur la guerre froide et ses conséquences au plan syndical. Évoquer une période dominée par les liens PC-CGT sans jamais prononcer le mot "communiste" n'est pas aussi fort que la Disparition de Perrec, mais impressionne tout de même.
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J'en profite pour tenter une critique du langage CGTiste dans son dialecte "spécifique", en m'appuyant surtout sur Cadre INFO, bref (4 ou 8 p.) et souvent plus révélateur (puisque la question tourne sur notre presse et notre conception du débat, ça me semble au coeur du sujet). Ça suppose un peu de temps, et puis de parler aussi de ce dont on ne parle pas ou en creux : le transfert de pouvoir vers des institutions européennes indépendantes de tout contrôle démocratique, qui deviennent la simple expression politique des marchés, les rapports entre la CGT et les partis au gouvernement, l'influence que ça peut avoir sur les débats dans l'appareil. Je m'appuie sur quelques exemples qui montrent bien comment le ton a changé, sur les mêmes sujets avec le changement de majorité.
Ainsi Vlady Ferrier (cité dans Cadres INFO no 471) déclarait au nom de la CGT à la Commission des comptes de la Sécurité sociale que : "la rupture annoncée avec la logique purement comptable du plan Juppé n'était toujours pas réellement consommée et que beaucoup restait à faire". Quelle rupture ? Il n'a jamais été question de remettre en cause ce plan, vigoureusement défendu par Delors dès le lendemain du second tour. Encore moins de sortir de cette logique comptable qui sous-tend (Euro oblige) toute l'action gouvernementale.
Plus révélateurs encore sont les articles consacrés à la loi Aubry : ainsi lit-on dans CI no 467 "si l'on veut [...] donner crédibilité à la loi Aubry." Est-ce le problème d'un syndicat que de crédibiliser l'action gouvernementale ? Une lecture approfondie des textes fait apparaître bien des contradictions de cet étrange discours. L'éditorial du no 467 triomphe : "La droite et le patronat ont été mis en échec sur leurs objectifs", mais le no 469 déclare sous le titre "La perspective des 35 heures n'effraie guère que M. Seillière" : "Les résultats du Panel APEC confirment que la perspective des trente-cinq heures, y compris pour les cadres n'effraie guère les chefs d'entreprise." L'échec n'effraie pas les patrons, et il y a des CGTistes qui n'ont décidément peur de rien. Il y a tout de même des lapsus qui révèlent que les rédacteurs de ces textes ne cèdent pas à l'optimisme affiché : "Dans un contexte plus défavorable (loi Robien)" (CI no 467). Voici que cette loi qui met le patronat en échec nous est défavorable, mais moins tout de même que la loi Robien.
Pendant que j'essaye d'exposer tout ça, on s'énerve un peu à la tribune. J'ai pris la parole le premier après une bonne minute de silence pesant. Décidément le discours introductif n'engageait pas au débat. Il ne doit pas y avoir plus de deux orateurs inscrits après moi, mais on décrète qu'il est temps de conclure.
Comme ça n'a pas amélioré mon humeur, je leur ai dis avec encore moins de ménagement ma pensée : qu'on glissait - moi aussi je sais pratiquer la litote - vers un syndicalisme d'appareil, que le mandatement, accueilli comme un progrès puis qu'il permet (CI no 467) "de négocier dans les entreprises où n'existe pas de syndicat" montrait bien cette évolution. Ce ne sont plus les salariés qui mandatent des représentants syndicaux, mais les syndicats qui mandatent les salariés ! Encore une fois, on approuve une mesure qui reprend un texte de droite : la loi du 12 novembre 1996. En passant, j'ai évoqué les conditions subies par certains salariés de la CGT, à Montreuil même. Autant dire que j'ai bien détendu l'atmosphère.
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La matinée fut donc centrée sur l'Europe, avec la perspective d'adhésion à la CES en toile de fond. Mme Notat, c'est gentil, ne s'opposera plus à notre entrée. Le mouvement de décembre 1995 a été valorisant (où l'on comprend en quoi le simple fait de "mobiliser" est une victoire, même si la mobilisation n'empêche pas le recul). Il n'en sera pas beaucoup question au prochain congrès (sic), et les journées d'Option serviront en somme de substitut. L'éditorial de CI no 469 parle du "refus de procéder à la consultation directe des citoyens" à propos du traité d'Amsterdam. Et les militants ? En effet, on se fait l'écho des difficultés rencontrées sur le terrain pour faire passer "notre" vision syndicale de l'Europe, alors que la base a souvent un rejet net, fondé sur son vécu.
Je précise ma pensée : j'ai toujours été favorable à l'adhésion à la CES, comme moyen d'engager des luttes à l'échelle de l'Europe (on ne rit pas!) Mais ce que j'entends a une toute autre saveur. Il est question de réunions, commissions, réflexions ou il nous faudrait "jouer notre rôle", au service des salariés. Ainsi, après avoir rappelé que les caisses complémentaires ont été combattues par la CGT, qui maintenant les défend "bec et ongles", Vlady Ferrier anticipant la mise à mort des retraites par répartitions, dit avoir participé comme observateur à un débat "très intéressant" au sein de la CES pour la mise en place de fonds de pension européens, avec pour alibi que les syndicats investissant l'argent des retraites en actions dans les entreprises auront une possibilité d'action au service des salariés. Nous sommes décidément avec la CES à la pointe du progrès. Le Monde du 31 mai signale en p. 6 que deux compagnies britanniques viennent de se lancer sur ce créneau. "C'est le bon moment pour promouvoir le concept de fond de pension paneuropéen " déclare le Directeur de l'une d'elle. Le même article signale que la France, où ce système n'est pas encore développé, y est hostile par crainte d'une perte de recettes fiscales. Ces arguments mesquins ne devraient guère impressionner des syndicalistes aussi résolument modernistes que nous. Mais un camarade de la SNCF précise qu'ils ont conservé leur système de retraite et qu'ils espèrent bien que ça dure...
De temps à autre, on lance une remarque à mon attention : "Le rejet simple, ça n'impressionne plus le capital", où plus savoureux : "Il faut jouer le match". Mais revenons aux choses sérieuses : il y a un débat européen sur les qualifications, la refonte des diplômes, il faut y jouer notre rôle (le match?), c'est un enjeu pour notre système éducatif. Un camarade déclare ne pas comprendre l'indifférence ou l'hostilité que je rencontre parfois en distribuant des tracts à l'X: il a rencontré des X-Mines avec qui il a eu de fort intéressants contacts (mais moi aussi je m'entends bien avec mes petits camarades, je fais de l'algèbre différentielle avec un X-Mines plutôt de droite et très sympa). Concernant l'Euro, on admet le caractère irrémédiable de sa création, tout en estimant que les salaires vont probablement servir de variable d'ajustement. Quelques voix s'élèvent pour dire qu'il ne faudrait pas tant se hâter d'entériner tous nos reculs.
Une précision utile : "On peut entrer dans la CES sans perdre notre identité." Ça rappelle quelque chose. Mais, est-ce qu'on ne la gardera pas d'autant plus que la base sera plus sceptique et donc plus vigilante ? Si l'on cesse de "préférer le [...] sans risque", pourquoi taire le danger aux adhérents ? Vieux réflexe centraliste ? Dernière remarque avant de clore le sujet : l'adhésion à la CES suppose de payer des cotisations... Ce serait dommage que ça marche et qu'au dernier moment on n'ait pas les fonds !
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Thème suivant : la préparation du prochain congrès. Rapport introductif technique (E. Corbeaux), centré sur la question des candidatures à la CE nationale et au CCN, et à la représentation de l'UGICT. Toujours en progrès sur le front du lexique : on ne sélectionne plus les candidatures sur des "critères" mais des "axes de construction". En clair, il s'agit de proposer une liste avec des "jeunes", des "femmes", etc. mais sans contenter de faire joli. La procédure a changé depuis le dernier congrès. On "désacralise" et on "déhiérarchise".
Des interventions éclairent un peu le débat. La nouvelle procédure devrait être plus "honnête" et plus "transparente". Je demande la parole, mais il est temps de déjeuner.

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13h30. Je quitte la porte de Montreuil vers le pont du périphérique. Je croise un camarade, ancien dirigeant de l'UGICT. Nous échangeons quelques mots. Concernant le mandatement, il ne voit pas où est le problème. "Les inspecteurs du travail ne peuvent pas être tout le temps dans les PME." Comme je lui dis qu'entre tout le temps et jamais... il tranche : "Mais c'est beaucoup plus simple comme ça. On arrive, on les aide à signer l'accord et bonsoir." Bonsoir.

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14 h bien tassées. On attend encore des membres de la tribune qui semblent moins pressés que le matin. En me donnant la parole, on me demande d'être bref. Je le fus : "Je n'ai pas été bien compris semble-t-il, lorsque j'ai évoqué ce matin les problèmes posés par notre langage. Ce nouveau débat me donne l'occasion d'y revenir. Pourquoi tant de périphrases, tant d'euphémismes et de néologismes : pourquoi les critères deviennent-ils des axes de construction ? Comment les appellera- t-on quand cette formule deviendra elle-même trop transparente ? Pourquoi certains problèmes n'apparaissent-ils qu'en négatif ou en creux ? Que signifient "désacraliser", "déhiérarchiser", "plus honnête", "plus transparent" ? Ne vaudrait-il pas mieux parler clairement de ce qu'on entend par sacralisation, du fonctionnement hiérarchique, des problèmes d'opacité et des attitudes malhonnêtes ? La démocratie interne n'imposerait-elle pas, plutôt que de bätir une CE sur des quotas de refléter la pluralité d'opinion de la base, en se préoccupant des positions des candidats plutôt que de leur äge ou de leur sexe ? Sinon, le congrès ne sera l'affaire de tous les syndiqués que pour contribuer sur le terrain à en faire un événement médiatique qui interpelle."
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On me remercie de ma brièveté. Tentons une synthèse des réponses obtenues. La "sacralité", est la qualité de celui qui est détenteur de la "ligne", du PC sans doute, mais je prends seul la responsabilité de cette extrapolation. Cela induit des différences "hiérarchiques" entre ceux qui détiennent la ligne sacrée et le commun.
Je perds un moment le fil du débat. J'entends mon père : "Mais non ! je leur ai dit, on peut pas occuper la bo"te. On n'est pas assez nombreux. Les gars ne nous suivaient plus. Des débrayages à tout bout de champ... Alors, il a téléphoné. C'est un ordre de Marty, on lui a confirmé. On occupe. Où tu vas ?, qu'il m'a dit. Tu te dégonfles ? Oui, c'est ça, je me dégonfle. Je suis sorti juste avant qu'ils soudent les portes, pour le béton ça valait pas le coup. Pas le temps de prendre avant l'arrivée des flics. Et puis, j'ai regardé de l'autre côté du boulevard, et j'ai vu débarquer les paniers à salade, avec des rails soudés à l'avant pour faire bélier. Ils ont commencé à enfoncer les portes. Du haut des étages les copains lançaient des mandrins de tour de cinquante kilos. Ça traversait les paniers à salade de part en part. Et puis je suis parti.
"Le lendemain, à la reprise, tous les responsables du PC et de la CGT étaient virés. Certains s'étaient planqués, mais ils les avaient débusqués avec des chiens. Il n'y en a que deux, qu'ils n'ont pas eu. Ils sont restés deux jours sur les toits. Mais ils ont été virés quand même. Je m'en suis douté que c'était un tra"tre, ce Marty. Ta grand-mère, elle voulait pas me croire, jusqu'à son exclusion".
Retour au présent. Jusqu'ici, le bureau national se reconduisait lui-même. Maintenant, la commission des candidatures va jouer son rôle complètement. Et on pensera d'avantage à bâtir une CE qui fonctionne qu'à respecter l'équilibre entre fédérations. C'est la première fois que ça va se passer comme ça. La première fois qu'on s'y prend tellement à l'avance pour annoncer une candidature comme secrétaire général. Encore sur le secrétaire général, les adhérents ont une idée. Mais sur les membres du Bureau. Tiens, essaie dont de susciter un débat dans ta section sur le congrès...
On évoque la faible représentation de l'UGICT dans la CE sortante, et le très faible nombre de membres de l'UGICT ayant des responsabilités UGICT. Il va falloir penser à bätir une CE capable d'assumer ses responsabilités dans une période difficile. Il peut y avoir des restructurations syndicales. Certains au PS rêvent d'une alliance CFDT-UNSA. Ça ferait une confédération dont le poids nous dépasserait de loin. Ni la CFDT, ni l'UNSA ne l'a évoqué, mais ils ont les moyens de peser... Et à la CGT qui pèse ?
"Tu vois, j'ai été le plus jeune chef d'équipe de la boîte, à 27 ans. Mais je ne suis jamais devenu chef de service, à militer. J'avais un copain, il était champion pour l'organisation des manifs. Les flics étaient là pour disperser tout rassemblement. Nous, on circulait mine de rien et au coup de sifflet, la rue était dépavée avant qu'ils aient rien vu venir ! Un jour ils ont décrété qu'il pontifiait, alors il a perdu toutes ses responsabilités, au parti et à la CGT naturellement. Il en chialait, il en a pissé dans son froc! Mais la semaine d'après, il était promu chef de service, vu qu'il était à nouveau présentable. Les grands chefs n'étaient pas si cons, eux ! Ça aurait été mieux pour toi si j'avais pontifié, non ?"
Fin du flash back. Le saint esprit CGT est revenu chez nous. On parle de la situation. Grève d'air France, le traitement des médias. Donner l'impression que les grévistes n'ont rien obtenu, qu'on n'obtient rien par la grève. Faiblesse d'un mouvement limité à une catégorie. Il faut élargir. Une journée d'arrêt de travail dans un service de "ressources humaines". Plus besoin de décodeur et ça ne grince plus.
Attention : le bilan est en retrait sensible. Très mauvaise impression surtout face à l'enjeu du mandatement. Les patrons se sont préparés, ils peuvent aller très vite et fournir des accord tout ficelés à la rentrée. Fin de la session. "La droite et le patronat ont été mis en échec sur leurs objectifs..."

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Difficile d'avoir un syndicalisme de blocs, quand il n'y a plus de bloc ou de suivre la ligne sacrée d'un parti qui en a désormais tant et dont les militants huent parfois les dirigeants (joke !). Mais difficile aussi d'échapper au poids du passé. À la langue de bois officielle, à la prudence. Ne sommes-nous pas gagnés par la schizophrénie du parti communiste, qui peut tout à la fois soutenir le gouvernement et les grévistes d'Air France en lutte contre la politique de Gayssot ? La dissolution des liens organiques ne limite pas, bien au contraire, l'influence d'une gauche "plurielle", qui s'emploie à déguiser la nature réactionnaire de sa politique derrière une phraséologie multiforme qui fait appel à tous les poncifs du discours "de gauche". Au plan syndical, on remarque comme Mme Notat aime à employer le mot "révolutionnaire" dans son discours du 12 mai à Charléty .
Cette outrance démagogique n'est pas la nôtre et c'est heureux, mais il y a encore bien du chemin à parcourir pour construire un débat interne qui permette une vie démocratique véritable. C'est la condition pour élaborer un contre-discours sans lequel il n'est pas de contre-pouvoir. On ne peut agir qu'en délégitimant l'ordre des choses. Mon chef dit : "Mais enfin, tu es bien d'accord pour qu'on doit être payé au prix du marché ?" C'est tellement évident qu'il n'imagine pas qu'on refuse son argument : "Au prix du marché, le chercheur russe gagne cent fois moins que toi. Tu peux t'inquiéter." "Tu dis n'importe quoi. La recherche, ça n'a rien à voir avec le marché. Regarde, même aux États-Unis...." L'idéologie est toujours en fuite.
Le totalitarisme a bien des visages. Cela peut être la menace lepenniste ou un glissement insensible vers une société de droit, qui invente même des droits nouveaux, mais n'applique plus que ceux qui la servent, qui n'interdit pas de s'exprimer mais empêche de penser. Un totalitarisme non violent, à visage humain. Ça a déjà commencé. Il y a même de la place pour le syndicalisme là-dedans. Pas pour les grèves, mais là, ça relève de la psychiatrie. Et à mesure que le vieux répertoire ouvriériste ne fait plus recette, le kitsch syndical, vantant la bonne gestion "ni de droite, ni de gauche", mais bonne pour tous, les "enjeux", les "redéploiements", les "articulations nouvelles entre local et global, national et transnational" nous étouffe. On n'en finit plus de vanter la nouvauté, de faire du neuf, d'innover, le prêt-à-porter idéologique recycle toujours les mêmes déchets pour être à la dernière mode. On rêve de "citoyenneté dans l'entreprise", pour mieux oublier qu'on est si peu citoyen dans la République, de transformer nos vieux outils en bacs à fleurs inoffensifs.
Je songe à cela en sortant du métro à Nation. Mussolini me nargue : sous son masque de footballeur, il vend des chaussures. Hier, Mao jouait au LOTO. Un Benito gratuit pour toute paire de Nike achetée pendant le mondial. Tout est légitime, pour vendre. "La CGT ne prendra pas le mondial en otage." "Il faut jouer le match."
Le kitsch syndical, ce sont des slogans démultipliés dans les discours jusqu'à devenir aussi vide de sens que la Vénus de Milo dans un jardin de banlieue : "Tous ensemble, tous ensemble, tous ensemble...". Les vieux slogans qu'on s'empresse d'oublier pour ne pas être ringard : "Retrait du plan Juppé !" C'est la hiérarchie syndicale qui se manifeste par la longueur du verbe, indépendante du contenu, reproduisant inlassablement les mêmes motifs, les mêmes mots-clefs : "spécifique", "convergence", "enjeux"... C'est l'absence de perspective. Tous les points de vue offrent le même décor. Aux adhérents de choisir eux-mêmes d'où ils entendent regarder cette misère. C'est le besoin de s'affirmer par la recherche du standing : le choix d'un vocabulaire de bon goût emprunté aux discours de pouvoir, politiques ou patronaux : "recomposition", "restructuration", "redéploiement". La recherche des reconnaissances officielles, le goût des hochets, des breloques et des cérémonies, des rencontres internationales aux débats passionnants, avec le concours de gens d'importance, d'organisations supranationales prestigieuses.
C'est aussi la tristesse et la pauvreté. Le kitsch se distingue du toc, parce qu'il reste sincère, faute de moyens : le kitsch est avant tout autoconsommé. Il constitue l'assimilation de la production idéologique industrielle, la "fabrique du consensus" (Chomsky). Il ne parvient pas à l'autonomie, car il ne se manifeste que par la subordination à ses modèles. Comme tel, il légimite le discours de tous les pouvoirs que nous combattons, en particulier patronal, et contribue à reproduire au sein de nos organismes les pratiques que ces discours sous-tendent.
Si l'on est très optimiste, on peut espérer qu'une réappropriation ira jusqu'au dévoiement et à la subversion... rêver d'un surréalisme syndical. Le salarié n'acquiert rien que par son travail, et il y a un sacré boulot. Les "think tanks" et les "penseurs à gages" ne sont pas pour nous, mais contre nous. Tant mieux. Il est aussi urgent d'abandonner les vieux discours doctrinaires que de récuser fermement toute forme d'allégeance à l'idéologie de marché. S'il est vrai qu'il nous faut "bien plus des réformes argumentées à travers l'organisation de débats que des mots d'ordre se contentant d'en appeler au respect des valeurs" (M. Doneddu, CE UGICT, 17 avril), on ne saurait réduire notre parole à des arguments comptables et à l'éloge de la bonne gestion.
Et comme l'espace des libertés syndicales se réduit chaque jour un peu plus, nous n'avons guère de temps à perdre en périphrases tremblantes.
Oublier les mots qui ne veulent rien dire. Réapprendre ceux qui font peur.

Nos gorges hurlent le silence.
Vladimir Semenovitch Vyssotski


Résumé. - À travers l'exemple d'une réunion de la Commission Exécutive de l'UGICT (Union générale des Ingénieurs, Cadres et Techniciens), on tente une critique du kitsch syndical, tel qu'il apparaît dans le discours CGTiste : la manisfestation lexicale de la difficulté de passer de la subordination à l'autonomie, d'inventer d'autres rapports et d'autres modes de pensée que ceux de l'entreprise et d'avoir sur soi-même un regard aigu.
En particulier, l'incapacité de réfléchir à certains problèmes se traduit par la disparition des mots qui les désignent, remplacées par des périphrases vides. Les liens historiques et présents entre PC et CGT apparaissent à cet égard particulièrement douloureux ou dangereux à penser.
Il en résulte une image de notre confédération qui correspond à son passé et aux caricatures anti-syndicales et qui explique bien des problèmes d'audience.


Repères biographiques. François Ollivier. (Paris, 1962) Ancien élève de l'École polytechnique (1983), Docteur de l'École polytechnique (1990), Chargé de Recherche au CNRS (Mathématique) depuis 1991. Travaux en calcul formel et en algèbre différentielle (applications en automatique).
Issu d'un milieu ouvrier. Fils et petit-fils de militants du PC et de la CGT. Un arrière grand-père délégué au congrès de Tours a choisi la SFIO. Sans adhésion politique. Ne cache pas ses convictions collectivistes et un rejet du stalinisme qui a eu du mal à émerger des croyances ancestrales.