Éthique scientifique, éthique syndicale

 

Lise Caron et François Ollivier

 

Élus SNTRS-CGT à la CAP no 2 du CNRS (Chargés de recherche)

 

21 novembre 2000

 

Le 4 juillet 2000, la CAP n˚ 2 a siégé en conseil de discipline sur le cas de M. Serge Thion, chargé de recherche au CNRS, connu pour être avec Robert Faurisson l'un des chefs de file français du négationnisme, cette idéologie qui s'efforce de nier le génocide commis par les nazis durant la seconde guerre mondiale et qui conteste en particulier l'existence des chambres à gaz. La CAP s'est prononcée à l'unanimité pour sa révocation, et celle-ci a été décidée le 4 octobre par la Directrice Générale du CNRS, Geneviève Berger.

 

Le matin même du 4 juillet, Michel Pierre, secrétaire général adjoint du SNTRS-CGT a distribué au nom du syndicat, à l'entrée du Campus Michel-Ange où la CAP devait se tenir, un tract où il estimait que " l'activité extra-professionnelle négationiste de ce chercheur relève de la justice", après avoir affirmé " les reproches d'ordre professionnel sont faibles et pourraient donner lieu à de dangereux précédents pour la défense des chercheurs : nombre de publications 1999-2000, utilisation de son adresse e-mail professionnelle pour d'autres activités, faire figurer sa qualité de chercheur CNRS dans les listes de participants à des réunions négationistes. " M. Michel Pierre considère donc que participer à une réunion à caractère raciste en qualité de chercheur CNRS ne doit entrainer que de faibles reproches... Ce tract semblait naturellement reproduire les informations transmises au syndicat par les deux élus que nous sommes. Or, Michel Pierre, après avoir vainement tenté d'imposer sa doctrine aux élus, a tout simplement tu ou déformé le sentiment que nous avons exprimé sur le cas de M. Thion pour obtenir, après une séance houleuse d'un Bureau National clairsemé qu'il présidait lui-même, un vote de principe pour la distribution d'un tract qu'il rédigea seul, après coup. À la suite de cette manipulation, François Ollivier a quitté le SNTRS en poursuivant son mandat à la CAP.

 

Nous nous sommes abstenus jusqu'ici de nous exprimer publiquement sur cette affaire, car le secret professionnel nous interdisait d'ouvrir le dossier pour expliquer notre position. Depuis le 30 octobre, M. Thion a choisi d'en publier les pièces essentielles, ce qui permettra à Michel Pierre de se convaincre qu'il est plus nourri qu'il ne l'a affirmé. S'il ne croit pas les élus de son syndicat, peut-être croira-t-il un de ceux qui falsifient l'histoire contemporaine ? La page web intitulée " CNRS contre Serge Thion " est venue remplacer la page " totus " où ses travaux de recherche voisinaient pèle-mèle avec ses pamphlets négationnistes (http://abbc.com/totus) sur le site antisémite de Radio Islam qui héberge aussi le site négationiste de l'AAARGH, tenu par M. Thion. Il s'est lancé depuis peu dans une vaste offensive, envoyant par centaines aux personels du CNRS des courriers électroniques où il dénonce des " méthodes staliniennes ".

 

Rappelons brièvement quelques données historiques. Le négationnisme apparaît en France avec l'oeuvre de Paul Rassinier, résistant et déporté, mais néanmoins antisémite qui s'obstina à nier l'existence des chambres à gaz (voir N. Fresco [4] et [5]). Un tournant intervient à partir de 1979 avec l'affaire Faurisson, d'une part en raison de la stature que lui a conféré dans ce milieu sa position d'universitaire, obligeant le monde académique à réagir, d'autre part à cause du soutien que lui ont apporté un groupe de militants de l'extrême-gauche anticolonialiste, dont Serge Thion qui aux cotés de Jean-Gabriel Cohn-Bendit, de Pierre Guillaume et deux autres chargés de recherche du CNRS, Claude Karnoouh et Gábor Tamás Rittersporn prirent partie en faveur de M. Faurisson lors de son procès en 1981. Ce négationisme " de gauche ", une spécificité française, s'inséra rapidement dans un mouvement international, contribuant à faire la liaison entre un négationnisme arabe antisioniste tirant parti de l'instrumentalisation de la Shoah par le nationalisme israélien, et des courants plus classiques paléo- ou néonazis. On peut se reporter sur cette période aux écrits de Pierre Vidal-Naquet [12], en particulier la quatrième partie, consacrée au groupe de " la Vieille Taupe ", et à l'article de V. Igounet [7]. (Voir aussi [8] pour ce qui concerne l'utilisation du négationnisme par la propagande d'extrème-droite.)

 

Cela fait donc vingt ans que le CNRS a été confronté au problème de chercheurs dont les thèses constituent non seulement la forme privilégiée de l'antisémitisme contemporain, mais aussi un cas particulièrement clair de falsification de l'histoire, sans parvenir à trouver une réponse adéquate. Comment cela fut-il possible ? La réaction de Michel Pierre, suivie de quelques autres au sein du SNTRS nous éclaire sur ce point. Le témoignage du sociologue Sami Dassa est également limpide : " Je ne pouvais accepter l'idée que l'équipe de sociologues du CNRS puisse se faire complice des thèses néo-nazies de Faurisson en intégrant dans notre unité de recherche un de ceux [Rittersporn] qui avaient soutenu ce négationniste. Je ne pouvais pas accepter l'idée que l'on puisse refuser la réalité de leur mort à mes parents, déportés de France et tués dans les camps d'extermination d'Auschwitz en 1942, après qu'on leur a refusé le droit de vivre. J'ai envoyé ma lettre [au Directeur Général] le 24 mai 1982. À ce jour, je n'ai toujours pas eu de réponse. Je pensais néanmoins être soutenu par mon syndicat, le SGEN-CFDT. [...il] était plus préoccupé de sauver la place d'un collègue [...] que d'avoir à s'opposer à des thèses inadmissibles. " On trouvera cette citation dans le dossier, assez complet et fiable en dépit d'interprétations parfois peu nuancées, disponible sur le site Amnistia [1].

 

Trouver une réponse conforme à l'éthique scientifique, dans le cadre administratif du CNRS n'est pas immédiat, mais ce n'est pas une raison pour se retrancher derrière des solidarités corporatistes au mépris de toute rigueur morale. Dans un premier temps, le CNRS aurait pu, avant la titularisation, remplacer les individus concernés par de jeunes chercheurs. Cela fut envisagé et réalisé même par la commission en charge de l'histoire contemporaine pour G. Rittersporn, qui fut sauvé in extremis par son passage en sociologie. L'idée d'une procédure disciplinaire avait également été évoquée, mais on craignait de les faire apparaître comme des victimes. Indépendamment de toute considération tactique, l'attitude face à l'activité négationniste exprime une conception de la liberté d'expression et du rôle du chercheur. À titre d'exemple, le modèle états-unien, dit " libéral " est beaucoup plus permissif que le nôtre. Toute idée peut s'exprimer dans une enceinte universitaire qu'elle soit créationniste ou négationniste. C'est l'héritage d'une culture politique fort honorable, mais on peut voir aussi ce principe comme une forme extrême de la liberté du commerce, au sein d'un système où la science, la culture comme la religion et même les breloques nazies sont l'objet d'échanges marchands. Le soutien apporté aux négationnistes français par " l'anarchiste " Noam Chomsky est à cet égard aussi plaisant que celui fourni à S. Thion par certains éléments de la CGT au nom du " statut ".

 

Sur le plan juridique, si l'article 57 de la loi du 26 janvier 1984 reconnaît aux chercheurs " une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions ", il précise aussitôt " sous les réserves que leur imposent les principes de tolérance et d'objectivité. " Il existe en outre une jurisprudence du Conseil d'État, Section du Contentieux, arrêt du 28 septembre 1998, dit " arrêt Notin ". Dans ses réquisitions, la Commissaire du Gouvernement a déclaré que pèseraient " des doutes sérieux sur la valeur scientifique " d'un chercheur " proférant des thèses contraires à la légalité républicaine et incompatibles avec un minimum de rigueur intellectuelle. " On voit là que si la science et le droit ne sont pas inconciliables, les deux points de vue sont néanmoins bien distincts. Pour le scientifique, la valeur est d'abord affaire de rigueur intellectuelle, mais elle n'exclut pas le sens moral. Et il est apparent que les entorses à la méthode scientifique sont souvent le produit d'une utilisation partisanne de la science. On pourra consulter pour plus de détails les recommandations du COMETS (Comité d'Éthique pour les Sciences du CNRS) sur le site [2] . Reste à savoir si l'activité négationniste doit être ici considérée comme relevant de la sphère professionnelle ou privée comme le considèrent Serge Thion et Michel Pierre. On peut d'emblée juger douteux que nier un fait établi, quand bien même cela serait en dehors de sa spécialité, puisse être estimé indifférent pour l'activité professionnelle d'un scientifique, tant le simple respect des faits est une base commune à toutes les sciences.

 

M. Thion s'est d'ailleurs chargé d'éclairer le débat sur ce point, en usant systématiquement de son appartenance au CNRS, pour donner du crédit à ses thèses. Que cette attitude soit commune et qu'on entende nombre de collègues asséner, en se reclamant du CNRS, des opinions qui n'engagent qu'eux-mêmes, ne la rend pas plus admissible. Que cette mention soit formellement faite par ses amis, ou à la demande d'un juge, alors qu'il se porte intervenant volontaire au procès de Robert Faurisson n'empêche pas le CNRS d'être impliqué nolens volens par ses prises de position réitérées. D'autre part, au fil du temps, l'attitude de Serge Thion vis à vis de ses contradicteurs s'est faite toujours plus agressive. On trouve au hasard du site AAARGH des expressions telles que " juif professionnel ", " déportée professionnelle ", et à défaut de pouvoir établir avec certitude la parternité de tel ou tel texte non signé, sa participation active à ce serveur, qui est clairement indiqué comme le sien sur d'autres sites négationnistes, peut être comme on le verra fermement établie. Nous n'avons guère envie de vous renvoyer au serveur de l'AAARGH, hélas et c'est bien l'un des aspects du problème, les principaux moteurs de recherche donnent un accès souvent plus facile aux serveurs négationnistes qu'aux sites les mieux documentés (voir Daniel Schneidermann). Dans un texte signé qu'il ne renie pas, intitulé " Les infortunes de la vie parisienne ", il a même recours à l'atteinte à la vie privée pour tenter de discréditer un collègue du CNRS. L'obligation légale faite au CNRS de protéger ses agents dans l'exercice de leur activité (loi n˚ 83-634 du 13 juin 1983, article 11) est une raison supplémentaire de ne plus considérer cette propagande comme l'affaire privée d'un citoyen, ne relevant que des tribunaux, mais aussi comme le problème du CNRS avec l'un de ses chercheurs.

 

Toutefois, l'action disciplinaire et le recours à la justice, s'ils sont distincts ne s'excluent nullement. Depuis les premières prises de position publiques de Robert Faurisson, la loi dite " loi Gayssot " a marqué une rupture en permettant une action judiciaire. Cette problématique était étrangère à l'action de la CAP, mais ne saurait être écarté des reflexions de chercheurs syndicalistes. Cette loi, motivée par les " dérapages " calculés de Jean-Marie Le Pen a suscité bien des réticences parmi les historiens. Elle a des aspects éminemment criticables. Force est cependant de constater que si elle a été efficace en freinant les ardeurs de politiciens frontistes soucieux d'éviter les procès, elle n'a pas nui au travail de recherche sur la déportation. Cela ne signifie pas que les " vérités d'état " n'existent pas, mais elles cheminent par d'autres voies, plus efficaces, en réservant pas exemple l'accès aux archives à ceux dont les thèses sont conformes aux désirs du pouvoir. On peut penser aux difficultés rencontrées par Jen-Luc Einaudi dans ses travaux sur le pogrom organisé à Paris par le préfet Papon contre les Algériens le 17 octobre 1961, qui fit environs deux cents morts et officiellement deux. Jean-Pierre Chevènement fit effectuer une contre enquête qui ramena le chiffre officiel à une vingtaine ! On peut mentionner aussi les difficultés d'Annie Lacroix-Riz, qui travaillant sur la banque et l'industrie sous l'occupation découvrit qu'une partie du zyklon utilisé à Auschwitz était fabriqué en France. De telles découvertes ne facilitent pas l'accès aux archives du ministère des finances, ni les publications... voir l'article de Didier Daeninckx [3].

 

La loi Gayssot a eu également une influence certaine sur l'activité de Serge Thion, qui s'est attaché à la contourner en utilisant le flou juridique entourant Internet. Le serveur de l'AAARGH est implanté dans l'Illinois dont la législation n'offre aucun recours. Il reproduit sans autorisation les documents de ses contradicteurs français, au prétexte que ceux-ci ne pourraient l'accorder sans risquer une condamnation ! La loi gayssot étant intégrée à la loi sur la presse de 1881, l'action en justice se heurte au délai de prescription de trois mois à partir d'une date de publication bien difficile à établir dans le cas d'internet. Cette interprétation a été modifiée par une jurisprudence de la Cour d'Appel de Paris, le 15 décembre 1999, une évolution qui n'est d'ailleurs pas sans effets pervers, comme l'illustre l'action récente de Carl Lang, numéro deux du front national contre le " Réseau Voltaire " (voir l'article de Didier Marie [9]). L'utilisation d'Internet à partir de 1994 environ marque un tournant dans l'activité de Serge Thion. Ses textes sont plus violents et d'un antisémitisme qui ne se dissimule plus. C'est aussi dans cette dernière période que son activité scientifique se réduit.

 

Jusqu'en 1998, les initiatives du CNRS concernant M. Thion demeurèrent inabouties et ne laissèrent nulle trace dans son dossier. En 1997, les 39 membres de la section de chimie reçurent à leur domicile l'oeuvre d'un pseudo-chimiste, contestant l'existence des chambres à gaz, le " Rapport Rudolf ". Ayant constaté que ce document avait été placé sur le site web AAARGH de Serge Thion, la Section 15 du Comité National vota lors de la session d'automne 1998 une motion demandant à la Direction générale et au COMETS de se saisir du dossier. Une autre motion fut votée par la section 36, qui est la section de rattachement de l'intéressé. Le COMETS fut également directement saisi par la commission des droits de l'homme de la société française de physique, qui lui transmit des documents négationnistes permettant d'incriminer Serge Thion. Une commission, présidée par l'historien François Bédarida fut donc créée au printemps 1999 par la Directrice Générale Catherine Béchignac, à la demande du COMETS. Elle a produit deux rapports intermédiaires en juillet et novembre 1999, et son rapport final en juin 2000.

 

Le travail de la commission fut d'une part de se prononcer sur les faits reprochés à Serge Thion, et de suggérer à la direction générale des moyens d'action appropriés. La commission a considéré qu'il y avait eu cloisonnement entre son activité scientifique et son activité négationniste. Le jugement doit être nuancé, le cloisonnement étant bien d'avantage l'effet de l'embarras des instances du CNRS que de l'attitude intellectuelle de l'intéressé. Lorsque S. Thion déclare, dans " Khmers rouges ! " un livre cossigné avec Ben Kirnan, édité par Jean-Edern Hallier dans une collection dirigé par son ami négationniste Pierre Guillaume " Si les mots ont un sens, il n'y a certainement pas eu de génocide au Cambodge ", ou encore " Le mythe est lancé, [...] on en connaît d'autres exemples qui ont aussi la vie assez dure ", on ne peut prétendre que le sociologue ignore le négationniste. En revanche, cela ne signifie pas que ses travaux sur le Cambodge posent un problème de la même nature. Les mobiles politiques sont similaires : renvoyer dos à dos Pol Pot et Kissinger, comme la Vieille Taupe se refuse à établir une hiérarchie de valeur entre le nazisme, le stalinisme et les démocraties occidentales. Mais les moyens ne sont pas les mêmes, et concernant le Cambodge M. Thion n'a nul besoin de nier des faits patents comme l'existence des chambres à gaz. Il lui suffit de discuter les chiffres et la pertinence du terme même de " génocide ", ce qu'on ne saurait lui contester le droit de faire dans le cadre de son travail, même si ses arrières-pensées son transparentes. On voit qu'en écartant les polémiques sur le génocide cambodgien, la commission Bédarida a fait un choix qui était prudent dans ce cadre mais pourrait être discuté dans un autre contexte. Du moins est-il clair qu'elle n'a pas seulement travaillé à charge.

 

Le second rapport était accompagné d'une annexe de 52 pages, démontrant par l'examen des entêtes de courriers électroniques que Serge Thion a bien utilisé son compte thion@msh-paris.fr à la Maison des Sciences de l'Homme, puis un compte personnel tempus@club-internet.fr, pour expédier des articles sur le site négationniste AAARGH. D'autre part, des communiqués du Temps irréparable envoyés depuis l'adresse aaargh@abbc.com ont en fait été expédiés depuis la France, depuis la connexion de Serge Thion à club-internet. On notera que Serge Thion, après avoir récusé cette étude, estimant qu'elle est du à un " espion israélien ", admet effectivement que ces textes proviennent de son compte, mais soutient que lui n'y est pour rien, qu'il a prêté son compte à des amis, et qu'on n'a pas prouvé qui était derrière le clavier... Précisons que ce travail indique clairement que l'intégralité des 20 000 pages du serveur AAARGH ne sauraient être attribuées à Serge Thion.

 

Ceci permet donc d'attribuer à Serge Thion la responsabilité de ce serveur et donc d'au moins une partie des propos injurieux qu'il contient à l'encontre de chercheurs et d'universitaires. L'ignoble texte antisémite intitulé " les infortunes de la vie parisienne " est bel et bien signé de S. Thion, bien que le rapport le considère comme " habilement présenté sans dire que Serge Thion en est l'auteur ", la seule erreur factuelle que nous ayions eu à relever. Parmi les " notes de l'AAARGH " accompagnant ce texte, et clairement du même auteur on trouve ce jugement : "  quand on n'a ni les compétences, ni le goût du travail, ni les diplômes nécessaires à une carrière universitaire [...] une sinécure au CNRS garantit à la fois pitance et gloriole. " Un aveu ? M. Thion n'a pas jugé opportun de reproduire ce document, qui figurait pourtant à son dossier. C'est à propos de ce document que la commission mentionne le devoir de réserve qui sera finalement retenu lors de la convocation du conseil de discipline. Il convient à cet égard de mesurer que cette notion, passablement floue et extensible permet bien des utilisations arbitraires qui ne doivent pas échapper aux préoccupations des syndicats d'une fonction publique archaïque et mal adaptée aux exigences démocratiques contemporaines (voir le Monde Diplomatique, juillet 2000, p.26). Certaines limites doivent néanmoins s'imposer aux agents de l'état dans leurs prises de position et M. Thion les a bien clairement dépassées.

 

Un autre aspect du dossier est l'insuffisance professionnelle. Les publications de Serge Thion se sont espacées au cours des dix dernières années, nombre d'entre elles sont annoncées " à paraître " depuis de longues années, sans que l'intéressé ait fourni les documents correspondant à ses évaluateurs. Son rapporteur en 1999 concluait que la section devrait l'inviter à combler son retard en matière de publication. Le rapport rédigé par Bernard Durand président de section 36 au printemps 2000 et lu en séance concluait aussi, mais de manière plus modérée à un ralentissement des publications. On y lisait en outre ces phrases surprenantes :  " Il est difficile de percevoir si [...] il est tenté de quitter la position du savant [...] pour prendre celle du politique, du militant qui fournit des arguments aux tenants d'une simple négations des événements passés et d'une réhabilitation de l'inadmissible ", et ailleurs " une pensée qui revendique le droit de bouleverser les approches convenues, comme il le faisait il y a 20 ans en affirmant qu'il fallait traiter la question des camps de concentration nazis avec "les mêmes méthodes scientifiques que celles utilisées pour n'importe quel événement à n'importe quelle époque". La section n'a pas suivi le rapporteur dans cette voie et a fait modifier la conclusion du rapport en conséquence avant de voter à l'unanimité moins une voix, l'insuffisance professionnelle.

 

Dans l'interview donnée à Libération le vendredi 2 juin, Mme Bréchignac semblait envisager de déférer Serge Thion devant la CAP pour insuffisance professionnelle. Ceci eut été pernicieux, cette solution médiocre éludant le fond du problème. D'autre part, on sait bien que des chercheurs n'ont pas une activité satisfaisante, problème qu'un renvoi sans indemnité ne saurait régler de manière admissible. On sait moins que peu de votes d'insuffisance professionnelle parviennent effectivement à la CAP. Ce n'est souvent qu'un moyen pour la commission de rechercher une solution négociée... en position de force. À titre d'exemple, il y eut trois insuffisances professionnelles votées par la commission 36 au printemps 2000, mais seul le dossier de M. Thion est parvenu devant la CAP et pour un motif d'une toute autre gravité. En revanche, l'examen de la section 36 confirme le fait que Serge Thion a depuis de nombreuses années consacré l'essentiel de son temps à ses activités condamnables, ce qui engage encore davantage la responsabilité du CNRS.

 

Confronté à un tel dossier, l'élu syndical se trouve dans une position peu habituelle. L'engagement de la CGT contre le racisme ne nous a pas laissé soupçonner une divergence possible avec notre syndicat. La surprise et la colère suscitées par les agissements de Michel Pierre, ont été tempérées par les fermes mises au point qui s'en sont suivies, et qui ont confirmé que notre vote était bien conforme aux engagements du SNTRS. Si l'on veut défendre l'idée que le devoir de réserve et le secret professionnel ne sauraient s'interpréter de manière aussi rigoureuse pour un élu vis-à-vis de son syndicat, les membres nommés de la CAP ayant toutes facilités pour communiquer avec l'administration, cela supose que l'on puisse travailler en confiance avec des interlocuteurs discrets et responsables.

 

Le caractère accablant d'un tel dossier ne dispense pas de s'assurer de la conformité de la procédure et de la cohérence du dossier, ce qui fut fait. Nous sommes intervenu pour hâter la communication du rapport définitif de la commission Bédarida, Nous nous sommes également rendu compte que le rapport de Bernard Durand présent dans le dossier avait été remplacé par sa version préliminaire, de sorte que les citations de la lettre de saisine et du rapport Bédarida n'y figuraient pas. Cette erreur a également été signalée et rectifiée. M. Thion a aussi relevé cette incohérence et en conclut que le rapport de la commission est un faux… Pour notre part, nous aimerions disposer plus souvent d'éléments aussi complets et probants pour fonder notre appréciation.

 

Le travail en CAP conduit à relativiser la protection fournie par le statut. Elle est réelle, mais partielle et ne met pas à l'abri de tous les arbitraires, qui peuvent provenir aussi des " collègues ". Pour un licenciement en fin de stage, l'intéressé n'est pas même entendu par la CAP… Insistons en outre sur le fait que la CAP n'est pas un tribunal, il n'y a pas de jurisprudence. On ne tient donc aucun compte des décisions antérieures, qui disparaissent dans les archives pour au moins 60 ans, et l'évolution des pratiques ne peut venir d'un rapport de force fluctuant entre administration et syndicats. En outre, comme dans toute structure paritaire, on ne peut obtenir un avis favorable à l'agent qu'en étant suffisamment crédible pour susciter l'abstention d'un membre nommé. Le tract de Michel Pierre, mentionnant également un chargé de recherche stagiaire dont le licenciement fut effectivement prononcé, et déconsidérant deux élus juste avant la CAP consacrée à ce cas était donc bien mal venu. Par ailleurs, la CAP n'émet qu'un avis, que la direction général peut fort bien ne pas suivre… Il faut donc veiller à ne pas accréditer l'idée que le statut de fonctionnaire couvre même les abus les plus scandaleux, une vision des choses colportée par un certain discours " libéral " pour remettre en cause le secteur public et qui use très efficacement de tous les aspect caricaturaux du syndicalisme.

 

Il eut été en outre bien peu admissible moralement de soutenir M. Thion par la seule crainte de créer un précédent. Si le CNRS s'est montré capable, après vingt ans d'inaction, de traiter ce problème de manière satisfaisante pour son image et l'image de la science dans la société, c'est avant tout le résultat d'une action militante, où il convient de rappeler le rôle des Sections 15 et 36 du Comité National, de la Commission des droits de l'homme de la Société française de physique et des média qui ont beaucoup contribué à hâter la procédure. Dans d'autres milieux professionnels, des militants syndicaux connaissent plus que nous la difficulté de lutter au quotidien contre le racisme. Il nous faut assumer notre responsabilité de travailleurs de la recherche en refusant toute caution " scientifique " à ces thèses monstrueuses. Il était important à ce titre que le CNRS ne recule pas devant ses responsabilités en s'en remettant à la seule action des tribunaux, et sanctionne Serge Thion pour son activité négationniste.

 

Références

 

[1] " Cnrs : des taupes négationnistes dans les labos ", Aministia, http://www.amnistia.net/news/articles/plusnews/dosscnrs.htm.

[2] COMETS, http://www.cnrs.fr/cw/fr/band/cnrs/organi/ethique/index.html.

[3] DAENINCKX (Didier), " Quand la France fournissait le gaz mortel aux nazis ", Amnistia, 14 décembre 1999, http://www.amnistia.net/news/enquetes/zyklon/zyklon0.htm.

[4] FRESCO (Nadine), " Rassinier, Paul " in Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, publié sous la direction de Jean maitron, Les Éditions Ouvrières, 1991, p. 394-395 (http://www.anti-rev.org/textes/Fresco91a).

[5] FRESCO (Nadine), Fabrication d'un antisémite, Paris, Le Seuil, 1999.

[6] K. (Joseph), " Cet archaïque secret d'État ", Le Monde Diplomatique, juillet 2000, p. 26.

[7] IGOUNET (Valérie), " Le cas Faurisson. Itinéraire d'un négationniste ", L'Histoire n° 238, décembre 1999.

[8] IGOUNET (Valérie), " Un négationnisme Stratégique ", Le Monde Diplomatique, mai 1998, p. 17.

[9] MARIE (Didier), " Faut-il brûler les archives sur le net ? ", Aministia, 5 novembre 2000, http://www.amnistia.net/news/articles/multdoss/archvnet/archvnet.htm.

[10] SCHNEIDERMANN (Daniel), " Le jour où j'ai dérivé dans l'enfer des parias ", Le Monde, 29 août 2000, p. 12.

[11] SCHNEIDERMANN (Daniel), " Le jour de 1943 où un juste m’a sauvé ", Le Monde, 30 août 2000, p. 12.

[12] VIDAL-NAQUET (Pierre), Les assassins de la mémoire, Paris, La Découverte, 1987, reproduit sur internet : http://www.anti-rev.org/textes/VidalNaquet87c